Le travail sous forme de séries est un format très répandu chez les photographes et j’apprécie moi aussi l’exercice.
C’est d’ailleurs d’une de mes séries dont j’ai décidé de vous parler dans cet article. Elle s’appelle « Les Anonymes » et se construit autour de portraits de populations asiatiques dont le sujet des photos est à chaque fois non identifiable, anonyme du coup.
Pourquoi ? Comment ? Je vais tout vous dire sur cette série en vous dévoilant même les anecdotes liées à certaines images ainsi qu’en partageant des conseils pour photographier des personnes en voyages.
Avant de rentrer dans le vif du sujet et d’évoquer ma série en elle-même intéressons nous un instant à ce qu’est une série photo.
Sur le fond, elle s’organise autour d’un thème général commun à l’ensemble des clichés qui la compose. Il peut être plus ou moins large en fonction du choix du photographe mais aussi du nombre d’images. La série photo a également pour but de véhiculer un message et c’est ce qui la différencie d’une « simple » galerie dont l’unique objectif est d’exposer des images sans qu’il y ait réellement un propos. Le maître-mot dans une série est la cohérence.
La forme peut être diverse en fonction de la quantité d’images de la série, du choix du matériel, du style, de la colorimétrie, du cadrage, du post-traitement, etc ... Elle doit retranscrire la thématique choisie et il faut veiller à ce que les images disposent de codes communs. L’unité visuelle est essentielle à l’efficacité d’une série.
Enfin, l’attrait principal d’une série photo est d’ajouter une dimension « d’auteur » au travail du photographe (toute proportion gardée bien sûr) en lui offrant la possibilité de travailler sur le long terme. C’est le cas de ma série « Les Anonymes » qui est en cours depuis plusieurs années maintenant.
L’Histoire est remplie d’anecdotes de « réussites absolues » issues à l’origine d’échecs tout aussi absolus. N’oublions pas que la tarte tatin est avant tout une tarte aux pommes renversée par terre ! Et bien l’origine de « Les Anonymes » est une sorte de tarte tatin. La recette a commencé en 2013 au Laos en voulant photographier une femme sur un marché. J’étais attiré par ses traits de visage, sa coiffe et son regard dans le vide et tout me semblait réuni pour réaliser un joli portrait sur le vif. Sauf que ça n’a pas fonctionné … Je ne sais pas si elle m’a vu ou si elle a tout simplement décidé de changer de position mais, au moment où j’ai déclenché, elle a tourné la tête et je n’ai pu capturer son visage que de profil.
J’avais donc une photo qui ne respectait aucun code d’un portrait traditionnel, notamment à cause de l’absence de regard, mais pourtant j’ai adoré cette image. Alors qu’on cherche habituellement à photographier les gens pour les « représenter » dans leurs origines, leurs professions, leurs actions, leurs classes sociales, cette photo était tout l’inverse. Cette femme était anonyme, une femme sur un marché laotien parmi tant d’autres.
Ce qui m’avait également marqué c’était le paradoxe du cliché entre, d’un côté la proximité avec cette personne photographiée dans l’intimité de sa vie quotidienne, mais également la distance créé par ce visage détourné. « Les Anonymes » étaient nés !
La photo à l’origine de ma série « Les Anonymes »
Ce séjour au Laos n’étant qu’une étape d’un voyage plus important de six mois en Asie j’ai continué de photographier les gens des pays que je traversais dans leur quotidien tout en recherchant ce caractère anonyme. C’est pourquoi cette série ne se compose que de photos de populations asiatiques, du Laos au Sri Lanka, en passant par Bali, la Thaïlande ou encore Oman. Des portraits éparpillés aux quatre coins de l’Asie dont certains ont fait partie de mon exposition « Visions d’Asie(s) » présentée en 2016 et dont le but était de montrer la pluralité de ce continent.
Le thème de la série étant assez restreint j’ai voulu que la forme soit quant à elle assez libre avec une seule véritable contrainte : que le sujet soit le plus anonyme possible. Et pour cela j’ai choisi d’utiliser plusieurs méthodes :
Cette technique consiste à photographier face au soleil afin de jouer sur la silhouette du sujet éclairé dans son dos. En plus de produire des images esthétiques et graphiques cela offre l’anonymat total recherché.
Photo d’un pêcheur sur échasses au Sri Lanka pris en contre-jour. Anonymat total !
En général photographier un sujet de dos fait partie des règles à éviter mais cela permet aussi de répondre très efficacement à l’objectif de ma série. Et puis les règles sont faites pour être transgressées ! D’autant que des cadrages de dos peuvent amener à des compositions tout aussi intéressantes que de face.
Un cadrage de dos peut offrir des compositions intéressantes tout en permettant l’anonymat du sujet
Je ne m’interdis pas de photographier les sujets de face ou de profil dans cette série (bien au contraire, tout le challenge est là !) mais j’essaye de faire en sorte qu’un élément vienne masquer tout ou partie du visage. Cela peut être un bras, un chapeau, une main, tant que l’anonymat est conservé et que la composition est esthétique.
Un chapeau est un excellent moyen pour camoufler le visage d’une personne et la rendre anonyme
La série est composée de photos en couleur et en noir et blanc prises uniquement en lumière naturelle. Ici ni flash, ni réflecteur ni aucune autre source de lumière artificielle. Il s’agit de mon approche pour la plupart des portraits que je fais en voyage, y compris pour ma série Portraits d’Asie(s), car ma volonté est d’être le moins intrusif possible et surtout de conserver un maximum d’authenticité. Je ne demande jamais à mes sujets de se mettre en scène car le but de la série est au contraire des les montrer dans leur quotidien et au naturel. Je privilégie ici l’authentique à l’esthétique.
Cela ne veut pas dire que je délaisse totalement cette dernière, bien au contraire. Les images de la série se veulent graphiques et assez minimalistes en jouant sur la symétrie, la répétition des éléments ou les contrastes. Le sujet peut être une personne seule ou un petit groupe afin de conserver une composition épurée mais aussi parce que l’anonymat de tout un groupe est plus complexe à obtenir que pour une personne seule (d’autant plus sans mise en scène).
Ici l’anonymat du moine de gauche n’est pas totale mais elle demeure acceptable à mes yeux pour que le cliché fasse partie de la série. Surtout que tous les autres personnages ont le visage caché.
Bien que je travaille sur cette série depuis plusieurs années elle est encore loin d’être achevée et peut être qu’elle sera amenée à évoluer. Aujourd’hui seules les populations asiatiques sont représentées car il s’agit du continent vers lequel je voyage le plus souvent et dans lequel ma créativité pour cette série s’exprime le mieux. Mais il est tout a fait imaginable que des « Anonymes » d’autres régions du monde s’invitent à la fête dans le futur. Une série photo évolue avec le photographe.
Une des photos les plus abouties de cette série (à mes yeux) est celle ci-dessous et voici son « Histoire de photo« , une rubrique qui reviendra régulièrement sur le blog :
La photo la plus forte de la série ?
Il s’agit d’un cliché d’un jeune garçon jouant au cerf-volant dans les rizières du centre de Bali. Il avait coincé son jouet dans un arbre et je l’avais aidé à le récupérer avant qu’il ne « m’offre » en retour une superbe séance de shooting en traversant les rizières dans tous les sens. J’aime beaucoup cette photo car, derrière le résultat qui me satisfait, il y a également le souvenir d’une belle surprise. En effet, au moment où j’ai croisé ce jeune balinais je revenais d’une journée de prises de vues de cascades dans une jungle et je ne m’attendais absolument pas à une telle opportunité. Voilà aussi pourquoi je préfère les images prises sur le vif à celles mises en scènes : pour la joie et la satisfaction que procure un événement imprévu. J’ai réalisé plusieurs images ce jour-là et celle-ci cumulait tous les critères pour intégrer la série : le visage de l’enfant caché par le bras, la composition simple et épurée et le sujet dans son environnement, sans mise en scène.
La photo ci-dessous, prise au même moment, fait également partie de la série :
Le contre-jour a été utilisé ici aussi pour cette photo prise peu de temps avant le coucher du soleil
Je terminerai cet article en essayant de répondre à l’une des questions les plus récurrentes lorsque j’anime un cours de street photography pour mon partenaire Graine de Photographe : comment photographier les gens en voyage ?
Derrière cette interrogation à l’apparence « simpliste » se cache en fait tout un tas de questionnements liés aussi bien à la réalisation technique de l’image qu’à son approche ou même au cadre juridique d’une telle pratique.
C’est souvent ce qui apparaît comme le plus complexe. Faut il demander l’autorisation à la personne ? Que faire si elle n’est pas d’accord ? Vaut-il mieux rester éloigné du sujet ?
Toutes ces questions sont légitimes mais je ne crois pas qu’il existe de réponse miracle. Tout simplement car chaque individu est différent. Je ne peux donc vous donner que mon approche personnelle, ma façon de procéder issue de mon expérience, sans qu’elle ne puisse être considérée comme un guide absolu !
Personnellement je ne demande que très rarement l’autorisation en amont pour faire une photo de quelqu’un. Comme je le précisais plus haut j’aime les photos sur le vif, celles qui vont immortaliser un instant authentique. Or, dès que vous demandez l’autorisation, l’insouciance et le naturel s’évaporent. Il est évidemment possible de faire de belles photos en demandant l’autorisation avant mais je trouve qu’elles manqueront toujours d’un petit quelque chose.
Quand je parle d’autorisation je parle d’autorisation formelle, celle qui consiste à verbaliser sa demande. Car dans les faits il y a bien d’autres façons d’obtenir un accord. Je ne me cache pas pour prendre une photo, je suis souvent assez proche du sujet et il y a donc en général des échanges de regards, des sourires, des hochements de tête, autant de petits signaux corporels qui permettent de comprendre le sentiment de la personne. Au fond, ne pas verbaliser oblige à porter une attention plus importante encore à ce que désire réellement le sujet. Car dans beaucoup de pays, en Asie par exemple, il est impoli de dire « non » donc si vous posez la question on vous répondra parfois par un « oui » qui voudra en réalité dire « non ». Sans compter que la personne ne parle pas toujours la même langue que vous …
Une autre approche que j’utilise régulièrement est d’engager le contact avec la personne dans un premier temps, discuter avec elle ou même carrément l’aider dans ce qu’elle est en train de faire. C’est une façon de créer un lien et de rendre l’approche moins brutale et intrusive que de déclencher directement. Je me suis ainsi déjà vu ramasser du riz, embarquer à bord d’un bateau de pêcheurs ou encore prier avec un moine avant de sortir l’appareil du sac. Au delà de mettre en confiance votre sujet cela vous permettra aussi de vivre une expérience et de mieux comprendre la personne, ce qui se ressentira forcément dans vos images. Néanmoins, comme expliqué plus haut, je ne profite pas de ce moment de complicité pour demander à mon sujet de poser, je le laisse reprendre son activité pour prendre une photo au naturel.
Une photo d’un moine prise lors d’une retraite dans un temple bouddhiste en Thaïlande. J’ai attendu quelques jours que mon intégration soit totale avant de commencer à shooter.
Pour résumer, les ingrédients pour réussir vos photos de personnes en voyage sont (à mon avis) : être naturel, ne pas se mettre des barrières tout seul (erreur très commune !), sourire (ça c’est un véritable laisser-passer) et surtout respecter ! Par respecter j’entends respecter la personne dans sa décision, son intimité et son intégrité. Personnellement je m’interdis de :
◾️ photographier une personne qui m’aurait fait comprendre qu’elle ne le souhaite pas
◾️ prendre un cliché dégradant d’une personne
◾️ payer pour obtenir une image
Au Sri Lanka de faux pêcheurs font payer les touristes qui souhaitent les photographier. Vous aurez compris que ce n’est pas mon approche …
Il est évident que photographier des personnes, d’autant plus si on fait le choix de ne faire que des compositions naturelles et sans mise en scène, requiert une bonne maîtrise de son appareil. Les instants sont souvent fugaces et les opportunités ne se représentent pas toujours donc il faut les saisir. C’est pourquoi, contrairement aux paysages, je ne choisis pas le mode manuel lorsque je photographie des personnes ou des scènes de vie. Je privilégie les modes semi automatiques « Priorité vitesse » ou « Priorité ouverture » en fonction de ce que je souhaite faire comme image. Parfois, si je veux maîtriser ces deux paramètres je bascule en mode manuel avec les ISO sur automatique pour conserver de la réactivité.
Niveau matériel toutes les options sont possibles notamment concernant le choix des focales. Un zoom offre plus de flexibilité alors qu’une focale fixe produit des images de meilleure qualité et offre aussi plus de discrétion. Vous pouvez (re)lire l’article que j’ai écrit sur le choix entre focale fixe et zoom en voyage ici.
Je vous ai donné quelques conseils sur la façon de réaliser vos photos de personnes en voyage mais a-t-on vraiment le droit de le faire ? J’ai parlé plus haut de ce que la moral et l’éthique nous « autorisent » à faire mais qu’en est il du droit « juridique » ?
Il s’agit d’une question assez complexe car un droit ne fixe un cadre qu’à l’endroit où il est applicable. Je veux dire que ce qui est légal en France ne l’est pas forcément à Bali, à Madagascar ou au Paraguay. Mais de manière générale, lorsque le sujet d’une photographie est une personne, deux libertés fondamentales sont concernées : la liberté d’expression et le droit à l’image.
En droit français c’est bien la liberté d’expression, dont la liberté d’expression artistique fait partie, qui prédomine sur le droit à l’image. Ceci à la condition que la photo prise ne soit pas contraire à la dignité humaine et qu’elle n’impose pas des « conséquences graves » à la personne représentée. La démonstration de ce dernier point est à la charge de la personne photographiée et la jurisprudence donne très régulièrement raison à la liberté d’expression au profit du droit à l’image. Cette hiérarchie des libertés est le cas en France mais également au niveau international où le droit à l’image est une notion inexistante dans beaucoup de pays du monde. En revanche, dans le cadre d’une utilisation commerciale d’une photo où apparaît une personne, une autorisation peut être nécessaire selon s’il existe un droit à l’image dans le pays concerné, ce qui est au final rarement le cas.
Pour résumer vous avez le droit de photographier une personne en voyage, même si elle s’y oppose, lorsqu’il s’agit d’une démarche artistique ou informationnelle. Néanmoins, on peut se demander si dans ce cas de figure le droit moral ne devrait pas prévaloir sur le droit juridique ? Chacun agira selon ce qui lui semble être « juste ».
Cet aparté juridique est un condensé de mes recherches mais, n’étant pas juriste, je vous conseille de regarder cette interview de Joëlle Verbrugge, avocate et photographe, qui parle du sujet.
Voilà, j’espère que cet article vous aura permis de découvrir davantage le format des séries photo et peut être même que cela vous donnera envie de développer les votre. Si c’est le cas n’hésitez pas à me les partager !
Vous pouvez retrouver toutes les photos de ma série « Les Anonymes » en cliquant sur le bouton ci-dessous :
Accédez à ma série Les Anonymes